Passeurs de mémoire
de la Shoah
Ginette Kolinka Florence Schulmann Joseph Weismann Rosette Wielblad
Les uns ont été déportés, les autres sont nés dans les camps ; certains ont été arrêtés et conduits au Vél d’Hiv, quand d’autres ont passé des années à fuir de cachette en cachette ; les uns ont finalement été libérés, d’autres se sont évadés après avoir traversé une forêt de barbelés. Tous sont des survivants juifs de la Shoah. Il faut les entendre.
« Je suis une passeuse de mémoire, c’est pour ça que je parle, pour que d’autres se souviennent quand je ne serai plus là. »
Ginette Kolinka
C’est l’une des dernières survivantes de la Shoah. Arrêtée par la Gestapo en mars 1944 avec son père, son petit frère et son neveu, Ginette Kolinka est déportée à Birkenau. Elle sera seule à revenir. Aujourd’hui, elle sillonne la France et raconte son histoire dans toutes les écoles pour qu’on n’oublie pas…
« Pour moi, tout le monde était au courant. »
Après son retour des camps, Ginette a tenu avec son mari un étal de bonneterie sur un marché de Seine-Saint-Denis. Un jour, au détour d’une conversation avec une cliente, elle découvre avec stupeur que la Shoah demeure méconnue.
« C’était au moins une cinquantaine d’années après mon retour, cette histoire. Pour moi, tout le monde était au courant de cette période de déportation. Eh bien pas du tout, même encore maintenant, il y a des personnes qui ne sont pas au courant. »
« Jamais, jamais, jamais, ma mère ne m’a fait aucun reproche. »
Libérée en 1945, Ginette Kolinka rentre à Paris où elle retrouve sa mère qui ignorait tout de la réalité des camps. À peine arrivée dans l’appartement familial, Ginette lui « jette en pleine face » qu’elle ne reverra jamais son mari et son fils, gazés et brûlés à Birkenau. Une scène et des remords qui la hantent encore aujourd’hui.
« Parce que j’étais endurcie par le camp, ma mère a appris brutalement que son mari et son fils avaient été gazés et brûlés. Mais jamais, jamais, jamais, ma mère ne m’a fait aucun reproche. »
« Je suis nue et je suis malade de cette nudité. »
Ginette Kolinka décrit l’état de sidération qui la saisit dès son arrivée à Birkenau. Elle relate l’effroyable quotidien, la hargne des tortionnaires, les humiliations et les sévices continuels, les détenues retrouvées mortes au petit matin qu’il faut traîner dehors pour l’appel… « Vous arrivez, immédiatement, vous n’êtes plus un être humain. Et la méthode, elle est extraordinaire : on vous met nu. Eh bien, quand vous êtes nu, vous n’êtes plus rien. Mes souvenirs, c’est ça, je suis nue et je suis malade de cette nudité. »
« Elle essayait de se sauver la vie. »
Vivant dans l’insalubrité la plus totale et continuellement menacées d’exécution en raison de leur mauvaise santé, Ginette et ses codétenues n’avaient d’autre choix que de recourir à des moyens rudimentaires et sordides pour cicatriser leurs plaies et tenter ainsi de « se sauver la vie ». « On apprend que dans les urines il y a de l’ammoniac. On apprend que l’ammoniac peut cautériser les plaies superficielles. Et voilà pourquoi cette femme se lavait avec ses urines. Elle essayait de se sauver la vie. »
« Je souhaite à tout le monde d’avoir la vie que j’ai eue. »
Malgré les ténèbres de son enfance, Ginette Kolinka souhaite à tout le monde d’avoir une existence aussi heureuse que la sienne, « en excluant la période nazie ». Elle invite chacun à la tolérance, seule option possible pour combattre la haine.
« Au nom de tous les déportés, s’il vous plaît, s’il vous plaît, soyez tolérant. »
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« Quand j’étais petite, je n’avais pas de prénom. On me désignait d’un coup de menton en disant : c’est celle qui est née dans le camp. »
Florence Schulmann
Elle est née dans le camp de concentration de Bergen-Belsen au milieu d’un monceau de cadavres. C’est une miraculée et l’une des plus jeunes rescapées de la Shoah encore vivante. Son histoire, Florence, 78 ans, l’a appris par les chuchotements de ses parents entendus à travers la cloison qui séparait sa chambre du salon. Elle nous a reçus chez elle, dans son appartement du 11e arrondissement de Paris. Il faut l’entendre.
« Avec ça, tu auras à peu près tout ce que tu veux dans le camp. »
Toute sa vie durant, sa mère a préféré se taire, ne pas lui parler de sa déportation. Quelques semaines avant sa mort pourtant, elle consent à lui raconter les circonstances miraculeuses de sa naissance. Florence apprend alors qu’elle doit sa survie à un paquet de cigarettes… « C’est la seule chose qu’elle m’ait racontée. »
« Quand j’étais petite, je n’avais pas de prénom. »
Toute son enfance, on l’a surnommée « celle qui est née dans le camp », sans jamais rien lui raconter de son histoire. Elle découvre la Shoah et la déportation, le soir, en entendant les conversations de ses parents à travers la cloison qui sépare sa chambre du salon.
« Pendant que je faisais soi-disant dodo, je les entendais parler et pleurer et hurler et se mordre les poings, c’était terrible… »
« Je racontais que j’étais née à Bergen, en Norvège. »
Enfant de réfugiés juifs polonais, Florence n’obtiendra la nationalité française qu’à l’âge de 14 ans. À l’école, elle souffre de ne pas « être comme tout le monde » et évite à tout prix le sujet de sa naissance. En cachette de ses parents, elle se rend à la messe et rêve d’être habillée en princesse, comme les communiantes.
« Moi je voulais être Française, et le fait d’aller à l’église, je trouvais que c’était bien. »
« Quand la Libération a été signée, pour moi c’était le début de la guerre. »
Seuls survivants de leur famille, dévorés par le chagrin et les stigmates de la déportation, les parents de Florence ont lutté toute leur vie contre la dépression. Pour leur fille, le quotidien, avec son lot de souffrances et de non-dits, a été « lourd à porter ».
« Dans le travail, ils étaient merveilleux, adorés de tout le monde. Mais dès qu’ils rentraient à la maison, c’était le masque, c’était fini, on retournait dans le camp. »
« Je ne voulais pas retourner en Allemagne, ça m’arrachait les tripes en fait. »
Il y a quelques années, encouragée par les siens, Florence trouve le courage de se rendre à Bergen-Belsen, sur le lieu de sa naissance. À son arrivée, des historiennes allemandes lui remettent la preuve de sa naissance : le listing de tous ceux qui sont passés dans le camp.
« Dans l’avion qui me menait à Hanovre, je demandais pardon à mes parents. Je disais, je suis désolée, je n’aurais jamais dû accepter. »
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« Ne jamais accepter l’inacceptable »
Joseph Weismann
Arrêté à l’âge de 11 ans, conduit au Vél d’Hiv puis déporté au camp de Beaune-la-Rolande, Joseph Weismann, 91 ans aujourd’hui, est parvenu à s’évader en traversant six heures durant une forêt de barbelés. Seul survivant de sa famille, il nous raconte son histoire et nous invite à « ne jamais accepter l’inacceptable ».
« Joseph Weismann, né le 19 juin 1931, membre de l’humanité. »
Depuis plus de dix ans, Joseph Weismann se rend dans les collèges et les lycées de France pour raconter son histoire. « N’acceptez jamais l’inacceptable », répète-t-il aux élèves, inlassablement.
« Je n’avais pas envie d’exposer devant les autres mes plaies et mes blessures. »
Joseph n’aurait jamais raconté son histoire s’il n’avait pas rencontré Simone Veil. Un jour, à l’occasion d’une commémoration, elle l’invite à « prendre part au devoir de mémoire » et à transmettre son « expérience » aussi souvent que possible. Malgré l’épreuve que cela représente pour lui (« chaque témoignage est une épreuve, comme à la première fois », dit-il), Joseph décide alors de ne plus jamais se taire. « J’ai commencé, et voyez je continue. »
« Avec l’étoile, là, tout était clair. »
Le petit Joseph a d’abord vu écrit sur la porte du square où il jouait avec ses copains : « Interdit aux juifs et aux chiens. » Puis sont apparus des affichages à l’entrée des magasins qui interdisaient aux juifs de se présenter avant 11 heures (quand il ne restait plus rien à vendre sur les étalages). Quand le port de l’étoile a été imposé, son père lui en a cousue une sur son blouson, lui défendant de la « cacher avec [s]on cartable, sinon [ils iraient] en prison ». La première fois que Joseph est entré dans sa classe avec, personne n’a rien dit. « Je croyais que je n’étais pas comme les autres, mais finalement, ça n’a choqué personne. »
« Un autobus nous attendait. Direction le Vél d’Hiv. »
Il était midi quand la police a débarqué dans l’appartement pour arrêter les sept membres de la famille Weismann, et les emmener au Vél d’Hiv. « Maman avait préparé des radis. Il y avait des radis roses sur la table. C’est ma dernière image. »
« Nous sommes le 16 juillet 1942. »
Le Vél d’Hiv c’est « un monde fou qui débarque des autobus », « un mur de bruits incessants », « une chaleur terrible », « ça pue la merde ». À son arrivée, le petit Joseph se met dans une bulle. « À ce moment-là, je me retire de l’existence. »
« Le voyage a été interminable. »
Après cinq jours au Vél d’Hiv, entassées comme des bêtes, les familles sont conduites à la gare d’Austerlitz et parquées dans des wagons à bestiaux, direction Beaune-la-Rolande. « C’est l’arrivée au camp. »
« C’est la journée la plus épouvantable de ma vie, ça. »
Un matin, les familles sont violemment séparées : les autorités françaises de Beaune-la-Rolande décident de déporter les adultes et les adolescents, sans les enfants. Ils seront près de 4 000 à rester seuls. « Ce que j’ai vécu a été tellement insoutenable que j’ai décidé de m’évader, dès le soir même. J’ai voulu foutre le camp de là-dedans. »
« En fait, il y avait une révolte en moi. »
Révolté jusqu’au plus profond de lui-même, Joseph n’a plus qu’une seule idée en tête : s’évader du camp coûte que coûte. Avec l’un de ses camarades, Joseph Kogan, la peau sur les os et sans aucune préparation ni matériel, ils tentent de franchir la forêt de barbelés qui encercle le camp. « Je pense qu’on y est restés entre cinq et six heures. Peut-être même plus. »
« À partir de là, vous êtes emporté par le tourbillon de la vie. »
Joseph a fini par accepter que ses parents ne reviendraient pas. Il avait 23 ans.
À partir de là, il a construit sa vie en mettant le passé « de côté ». Pour le reste, « Inchallah ! » conclut-il.
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« Maman, j’ai cru qu’un jour je te retrouverai. Je te cherche encore. »
Rosette Wielblad
Elle avait 9 ans en 1942 lorsqu’elle a traversé la frontière suisse laissant derrière elle ses parents qui furent déportés sans retour. Elle en a 89 ans aujourd’hui et des yeux qui pétillent la joie de vivre, malgré les ténèbres de son enfance pendant laquelle elle a été ballottée d’orphelinats en maisons d’enfance, oscillant de rebondissements en renaissance, de désillusions en espérances.
« On était relativement heureux, mais on ne s’en rendait pas compte. »
Née à Paris, de parents polonais, Rosette a vécu heureuse en famille jusqu’à l’âge de 9 ans. « La Shoah nous a transformés complètement. »
« Dépêche-toi parce qu’ils prennent aussi les enfants. »
Ses parents l’ont cachée chez une nourrice pour échapper à une rafle. Le jour de ses 9 ans, alors que sa mère devait lui porter son gâteau d’anniversaire, Rosette apprend que ses parents ont été arrêtés. « Je ne réalisais pas du tout qu’ils allaient mourir. »
« Ne prends pas tes poupées. »
Rosette et sa sœur fuient la capitale pour retrouver leur oncle à proximité de Grenoble. Par miracle, ce dernier parvient à réunir l’argent nécessaire pour faire passer la frontière suisse à ses trois enfants et ses deux nièces.
« Il nous a laissés dans la nuit, dans les bois. »
Dans leur fuite vers la Suisse, Rosette et une quinzaine d’autres enfants se retrouvent en pleine nuit dans les bois. « Tu crois qu’on va nous tuer ? » demande Rosette à l’aîné des enfants, âgé de 16 ans. « Tu le verras bien », lui répond-il.
« Mon oncle mettait son oreille dans la radio pour écouter les listes. »
Réunis à la Libération, Rosette et son oncle écoutent la radio qui égrène chaque jour les noms des survivants des camps. Après que la dernière liste est donnée, son oncle lui annonce : « Ça y est, moi j’ai perdu deux enfants et toi tu as perdu tes parents. »
« Je n’ai jamais pu demander un conseil à ma mère. »
Aujourd’hui, quand Rosette se promène dans la rue, elle entend parfois des enfants dire : « Faut que je demande à maman. » Une phrase anodine qui, systématiquement, la renvoie « tout à coup en arrière ». En vieillissant, cette « éternelle absence » est de plus en plus douloureuse.
« Maman, ce mot qui me fait tressaillir. »
Il y a quelques années, Rosette a écrit une longue lettre à sa mère. Ce fut l’occasion pour elle de lui dire combien elle l’aime et combien elle lui a manqué. « J’ai cru qu’un jour je te retrouverais. Je te cherche encore. »
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Les uns ont été déportés, les autres sont nés dans les camps ; certains ont été arrêtés et conduits au Vél d’Hiv, quand d’autres ont passé des années à fuir de cachette en cachette ; les uns ont finalement été libérés, d’autres se sont évadés après avoir traversé une forêt de barbelés. Tous sont des survivants juifs de la Shoah. Il faut les entendre.
« Je suis une passeuse de mémoire, c’est pour ça que je parle, pour que d’autres se souviennent quand je ne serai plus là. »
Ginette Kolinka
C’est l’une des dernières survivantes de la Shoah. Arrêtée par la Gestapo en mars 1944 avec son père, son petit frère et son neveu, Ginette Kolinka est déportée à Birkenau. Elle sera seule à revenir. Aujourd’hui, elle sillonne la France et raconte son histoire dans toutes les écoles pour qu’on n’oublie pas…
« Pour moi, tout le monde était au courant. »
Après son retour des camps, Ginette a tenu avec son mari un étal de bonneterie sur un marché de Seine-Saint-Denis. Un jour, au détour d’une conversation avec une cliente, elle découvre avec stupeur que la Shoah demeure méconnue.
« C’était au moins une cinquantaine d’années après mon retour, cette histoire. Pour moi, tout le monde était au courant de cette période de déportation. Eh bien pas du tout, même encore maintenant, il y a des personnes qui ne sont pas au courant. »
« Jamais, jamais, jamais, ma mère ne m’a fait aucun reproche. »
Libérée en 1945, Ginette Kolinka rentre à Paris où elle retrouve sa mère qui ignorait tout de la réalité des camps. À peine arrivée dans l’appartement familial, Ginette lui « jette en pleine face » qu’elle ne reverra jamais son mari et son fils, gazés et brûlés à Birkenau. Une scène et des remords qui la hantent encore aujourd’hui.
« Parce que j’étais endurcie par le camp, ma mère a appris brutalement que son mari et son fils avaient été gazés et brûlés. Mais jamais, jamais, jamais, ma mère ne m’a fait aucun reproche. »
« Je suis nue et je suis malade de cette nudité. »
Ginette Kolinka décrit l’état de sidération qui la saisit dès son arrivée à Birkenau. Elle relate l’effroyable quotidien, la hargne des tortionnaires, les humiliations et les sévices continuels, les détenues retrouvées mortes au petit matin qu’il faut traîner dehors pour l’appel… « Vous arrivez, immédiatement, vous n’êtes plus un être humain. Et la méthode, elle est extraordinaire : on vous met nu. Eh bien, quand vous êtes nu, vous n’êtes plus rien. Mes souvenirs, c’est ça, je suis nue et je suis malade de cette nudité. »
« Elle essayait de se sauver la vie. »
Vivant dans l’insalubrité la plus totale et continuellement menacées d’exécution en raison de leur mauvaise santé, Ginette et ses codétenues n’avaient d’autre choix que de recourir à des moyens rudimentaires et sordides pour cicatriser leurs plaies et tenter ainsi de « se sauver la vie ». « On apprend que dans les urines il y a de l’ammoniac. On apprend que l’ammoniac peut cautériser les plaies superficielles. Et voilà pourquoi cette femme se lavait avec ses urines. Elle essayait de se sauver la vie. »
« Je souhaite à tout le monde d’avoir la vie que j’ai eue. »
Malgré les ténèbres de son enfance, Ginette Kolinka souhaite à tout le monde d’avoir une existence aussi heureuse que la sienne, « en excluant la période nazie ». Elle invite chacun à la tolérance, seule option possible pour combattre la haine.
« Au nom de tous les déportés, s’il vous plaît, s’il vous plaît, soyez tolérant. »
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« Quand j’étais petite, je n’avais pas de prénom. On me désignait d’un coup de menton en disant : c’est celle qui est née dans le camp. »
Florence Schulmann
Elle est née dans le camp de concentration de Bergen-Belsen au milieu d’un monceau de cadavres. C’est une miraculée et l’une des plus jeunes rescapées de la Shoah encore vivante. Son histoire, Florence, 78 ans, l’a appris par les chuchotements de ses parents entendus à travers la cloison qui séparait sa chambre du salon. Elle nous a reçus chez elle, dans son appartement du 11e arrondissement de Paris. Il faut l’entendre.
« Avec ça, tu auras à peu près tout ce que tu veux dans le camp. »
Toute sa vie durant, sa mère a préféré se taire, ne pas lui parler de sa déportation. Quelques semaines avant sa mort pourtant, elle consent à lui raconter les circonstances miraculeuses de sa naissance. Florence apprend alors qu’elle doit sa survie à un paquet de cigarettes… « C’est la seule chose qu’elle m’ait racontée. »
« Quand j’étais petite, je n’avais pas de prénom. »
Toute son enfance, on l’a surnommée « celle qui est née dans le camp », sans jamais rien lui raconter de son histoire. Elle découvre la Shoah et la déportation, le soir, en entendant les conversations de ses parents à travers la cloison qui sépare sa chambre du salon.
« Pendant que je faisais soi-disant dodo, je les entendais parler et pleurer et hurler et se mordre les poings, c’était terrible… »
« Je racontais que j’étais née à Bergen, en Norvège. »
Enfant de réfugiés juifs polonais, Florence n’obtiendra la nationalité française qu’à l’âge de 14 ans. À l’école, elle souffre de ne pas « être comme tout le monde » et évite à tout prix le sujet de sa naissance. En cachette de ses parents, elle se rend à la messe et rêve d’être habillée en princesse, comme les communiantes.
« Moi je voulais être Française, et le fait d’aller à l’église, je trouvais que c’était bien. »
« Quand la Libération a été signée, pour moi c’était le début de la guerre. »
Seuls survivants de leur famille, dévorés par le chagrin et les stigmates de la déportation, les parents de Florence ont lutté toute leur vie contre la dépression. Pour leur fille, le quotidien, avec son lot de souffrances et de non-dits, a été « lourd à porter ».
« Dans le travail, ils étaient merveilleux, adorés de tout le monde. Mais dès qu’ils rentraient à la maison, c’était le masque, c’était fini, on retournait dans le camp. »
« Je ne voulais pas retourner en Allemagne, ça m’arrachait les tripes en fait. »
Il y a quelques années, encouragée par les siens, Florence trouve le courage de se rendre à Bergen-Belsen, sur le lieu de sa naissance. À son arrivée, des historiennes allemandes lui remettent la preuve de sa naissance : le listing de tous ceux qui sont passés dans le camp.
« Dans l’avion qui me menait à Hanovre, je demandais pardon à mes parents. Je disais, je suis désolée, je n’aurais jamais dû accepter. »
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« Ne jamais accepter l’inacceptable »
Joseph Weismann
Arrêté à l’âge de 11 ans, conduit au Vél d’Hiv puis déporté au camp de Beaune-la-Rolande, Joseph Weismann, 91 ans aujourd’hui, est parvenu à s’évader en traversant six heures durant une forêt de barbelés. Seul survivant de sa famille, il nous raconte son histoire et nous invite à « ne jamais accepter l’inacceptable ».
« Joseph Weismann, né le 19 juin 1931, membre de l’humanité. »
Depuis plus de dix ans, Joseph Weismann se rend dans les collèges et les lycées de France pour raconter son histoire. « N’acceptez jamais l’inacceptable », répète-t-il aux élèves, inlassablement.
« Je n’avais pas envie d’exposer devant les autres mes plaies et mes blessures. »
Joseph n’aurait jamais raconté son histoire s’il n’avait pas rencontré Simone Veil. Un jour, à l’occasion d’une commémoration, elle l’invite à « prendre part au devoir de mémoire » et à transmettre son « expérience » aussi souvent que possible. Malgré l’épreuve que cela représente pour lui (« chaque témoignage est une épreuve, comme à la première fois », dit-il), Joseph décide alors de ne plus jamais se taire. « J’ai commencé, et voyez je continue. »
« Avec l’étoile, là, tout était clair. »
Le petit Joseph a d’abord vu écrit sur la porte du square où il jouait avec ses copains : « Interdit aux juifs et aux chiens. » Puis sont apparus des affichages à l’entrée des magasins qui interdisaient aux juifs de se présenter avant 11 heures (quand il ne restait plus rien à vendre sur les étalages). Quand le port de l’étoile a été imposé, son père lui en a cousue une sur son blouson, lui défendant de la « cacher avec [s]on cartable, sinon [ils iraient] en prison ». La première fois que Joseph est entré dans sa classe avec, personne n’a rien dit. « Je croyais que je n’étais pas comme les autres, mais finalement, ça n’a choqué personne. »
« Un autobus nous attendait. Direction le Vél d’Hiv. »
Il était midi quand la police a débarqué dans l’appartement pour arrêter les sept membres de la famille Weismann, et les emmener au Vél d’Hiv. « Maman avait préparé des radis. Il y avait des radis roses sur la table. C’est ma dernière image. »
« Nous sommes le 16 juillet 1942. »
Le Vél d’Hiv c’est « un monde fou qui débarque des autobus », « un mur de bruits incessants », « une chaleur terrible », « ça pue la merde ». À son arrivée, le petit Joseph se met dans une bulle. « À ce moment-là, je me retire de l’existence. »
« Le voyage a été interminable. »
Après cinq jours au Vél d’Hiv, entassées comme des bêtes, les familles sont conduites à la gare d’Austerlitz et parquées dans des wagons à bestiaux, direction Beaune-la-Rolande. « C’est l’arrivée au camp. »
« C’est la journée la plus épouvantable de ma vie, ça. »
Un matin, les familles sont violemment séparées : les autorités françaises de Beaune-la-Rolande décident de déporter les adultes et les adolescents, sans les enfants. Ils seront près de 4 000 à rester seuls. « Ce que j’ai vécu a été tellement insoutenable que j’ai décidé de m’évader, dès le soir même. J’ai voulu foutre le camp de là-dedans. »
« En fait, il y avait une révolte en moi. »
Révolté jusqu’au plus profond de lui-même, Joseph n’a plus qu’une seule idée en tête : s’évader du camp coûte que coûte. Avec l’un de ses camarades, Joseph Kogan, la peau sur les os et sans aucune préparation ni matériel, ils tentent de franchir la forêt de barbelés qui encercle le camp. « Je pense qu’on y est restés entre cinq et six heures. Peut-être même plus. »
« À partir de là, vous êtes emporté par le tourbillon de la vie. »
Joseph a fini par accepter que ses parents ne reviendraient pas. Il avait 23 ans.
À partir de là, il a construit sa vie en mettant le passé « de côté ». Pour le reste, « Inchallah ! » conclut-il.
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« Maman, j’ai cru qu’un jour je te retrouverai. Je te cherche encore. »
Rosette Wielblad
Elle avait 9 ans en 1942 lorsqu’elle a traversé la frontière suisse laissant derrière elle ses parents qui furent déportés sans retour. Elle en a 89 ans aujourd’hui et des yeux qui pétillent la joie de vivre, malgré les ténèbres de son enfance pendant laquelle elle a été ballottée d’orphelinats en maisons d’enfance, oscillant de rebondissements en renaissance, de désillusions en espérances.
« On était relativement heureux, mais on ne s’en rendait pas compte. »
Née à Paris, de parents polonais, Rosette a vécu heureuse en famille jusqu’à l’âge de 9 ans. « La Shoah nous a transformés complètement. »
« Dépêche-toi parce qu’ils prennent aussi les enfants. »
Ses parents l’ont cachée chez une nourrice pour échapper à une rafle. Le jour de ses 9 ans, alors que sa mère devait lui porter son gâteau d’anniversaire, Rosette apprend que ses parents ont été arrêtés. « Je ne réalisais pas du tout qu’ils allaient mourir. »
« Ne prends pas tes poupées. »
Rosette et sa sœur fuient la capitale pour retrouver leur oncle à proximité de Grenoble. Par miracle, ce dernier parvient à réunir l’argent nécessaire pour faire passer la frontière suisse à ses trois enfants et ses deux nièces.
« Il nous a laissés dans la nuit, dans les bois. »
Dans leur fuite vers la Suisse, Rosette et une quinzaine d’autres enfants se retrouvent en pleine nuit dans les bois. « Tu crois qu’on va nous tuer ? » demande Rosette à l’aîné des enfants, âgé de 16 ans. « Tu le verras bien », lui répond-il.
« Mon oncle mettait son oreille dans la radio pour écouter les listes. »
Réunis à la Libération, Rosette et son oncle écoutent la radio qui égrène chaque jour les noms des survivants des camps. Après que la dernière liste est donnée, son oncle lui annonce : « Ça y est, moi j’ai perdu deux enfants et toi tu as perdu tes parents. »
« Je n’ai jamais pu demander un conseil à ma mère. »
Aujourd’hui, quand Rosette se promène dans la rue, elle entend parfois des enfants dire : « Faut que je demande à maman. » Une phrase anodine qui, systématiquement, la renvoie « tout à coup en arrière ». En vieillissant, cette « éternelle absence » est de plus en plus douloureuse.
« Maman, ce mot qui me fait tressaillir. »
Il y a quelques années, Rosette a écrit une longue lettre à sa mère. Ce fut l’occasion pour elle de lui dire combien elle l’aime et combien elle lui a manqué. « J’ai cru qu’un jour je te retrouverais. Je te cherche encore. »
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